L’étreinte d’une mère protège-t-elle d’un missile?! (3/3)

Journal écrit sous les bombardements à Gaza

Par Issam Hajjaj, publié en arabe, en partie, sur le site Daraj le 19.10.2023

Issam Hajja nous envoie son journal écrit pendant le génocide(1) qui se déroule à Gaza depuis le 7 octobre 2023, traduit par FSD. 

(1) Craig Mokhiber, ancien directeur du bureau des Droits de l’Homme à New-York.

Manifestation de solidarité avec Gaza devant le palais fédéral le 04.11.2023

Lundi, le 23.10.2023

Il est deux heures après minuit. Je suis secoué d’éveils répétés par bruit des obus qui m’entourent, malgré une somnolence mortelle. Mon cœur souffre de notre condition. Peut-être que la mort sera facile. Peut-être avons-nous perdu la dignité de la mort, ou nous nous y sommes habitués.

Mon cœur ne m’a jamais fait autant mal qu’aujourd’hui et je ne savais pas qu’il existe une douleur pire que celle de perdre quelqu’un.

L’image de Kenzi, quatre ans, ne m’a jamais quitté, l’innocence de son rire et son visage blanc. Kenzi s’est fait voler la main droite par l’occupant, elle a été complètement sectionnée. Son crâne a été brisé, son bassin a été brisé, et nous avons tous été brisés par cela.

Nos destinées sont écrites, ô Dieu, et il n’y a aucune objection à votre sagesse, mais Kenzi méritait-elle cela ?

À 21 heures, Kenzi subissait une opération au bassin et nous ne savons pas quel en a été le résultat. Peut-être que Kenzi a besoin d’une voix pour parler à sa place lorsque ses amis l’appellent pour jouer afin qu’elle puisse dire : « L’occupant m’a volé mes pieds  » Peut-être qu’elle a besoin de quelqu’un pour porter ses pensées innocentes. Lorsque le crâne de Kenzi a été fracturé, nous avons trouvé une photo d’une balançoire sur le sol. Des enfants y jouaient, mais elle n’en faisait pas partie.

Je vis avec l’idée de la mort depuis des jours. J’ai l’impression d’être enfoncé dans la boue. Je nous sens comme dans un gros mensonge auquel je n’arrive pas à croire. J’ai déjà dit que je n’avais pas peur de la mort, mais j’ai peur de me sentir vivant.

Si le monde m’écoutait une minute, ma question serait : pourquoi devons-nous mourir d’une manière si atroce ?

Aujourd’hui, je me sens different des dix-nuits et jours passés. Je suis désemparé, j’ai l’impression que des obus me rongent le cœur. J’ai été très dur avec moi-même tous ces jours, vide de sentiment et j’ai réagi à la douleur des autres en pleurant quelquefois seulement.

Tout ce que je voulais dans ma vie, c’était un peu de sécurité et la réalisation du rêve de ma mère : une maison en rez-de-chaussée avec une cheminée en pierre émergeant du toit de la maison.

Je ne sais pas ce qui nous arrive. Je vis une tragédie avec moi-même.

Mercredi, le 25.10.2023

L’hiver approche. Mes amis et moi avions l’habitude de comparer les rues de la ville de Gaza aux rues de Paris, en nous moquant des mauvaises infrastructures de la ville. En hiver, les quartiers résidentiels sont inondés, l’eau pénètre dans les maisons et parfois les gens doivent se déplacer d’un endroit à l’autre sur des planches. Les canalisations d’égouts sont alors inondées et une odeur nauséabonde commence à se répandre dans toute la zone.

Ceux qui aiment l’hiver l’attendent, tout comme les amoureux qui espèrent vivre un moment unique de leurs sentiments sous la pluie. Parfois, ils arrivent à vivre cette expérience, mais elle est très éphémère, car ils volent leur amour à leurs pères. Ici on ne reconnaît les amants que par le mariage : eux ils volent des baisers et des câlins dans les rues étroites ou dans les cages d’escaliers.

Cette fois, ils correspondent via des messages téléphoniques sous les bombardements israéliens, sans embrassades. Ils font la queue pendant des heures pour de l’eau potable ou devant les boulangeries pour avoir du pain. Il fera très froid, des maisons complètement détruites, des maisons avec des toits et des murs troués, et sans câlins pour atténuer le froid.

De nombreuses familles installent des tentes dans la partie sud de la bande de Gaza.

J’ai appris que les rues de Paris sont pleines de rats et de punaises de lit et que les rues de Gaza seraient plus belles sans ce que fait l’occupation.

De l’endroit surplombant la majesté de Dieu dans le ciel aux dévastations causées par l’occupant, le temps est couvert depuis l’après-midi et la pluie approche, une scène qu’attendent beaucoup d’amoureux de l’hiver et ceux qui ne supportent pas l’été. Cette phrase me manque sur les réseaux sociaux à cause de la température du temps : « Heureux, amoureux de l’été » malgré la contradiction dans le discours. Par exemple, si les amoureux de l’été arrêtaient d’aimer l’été, l’été cesserait-il d’arriver ? Les sons qui détruisent le ciel et la terre de Dieu sont énormes. Je me sens très fatigué à cause du manque de sommeil. Mes oreilles sifflent et ma tête bourdonne.

De cette fenêtre on peut voir, là où la fumée monte, il y a une maison à trois étages qui a été bombardée il y a une semaine, il y avait 8 personnes dedans, et personne n’est venu les en sortir. Aujourd’hui, la Défense Civile est venue et a sortis 4 d’entre eux tombés en martyrs, et 4 y sont restés, car la Défense Civile a fui les lieux, parce que l’occupation continue de bombarder et qu’ils n’ont que le choix de fuir ou mourir.

De la cage d’escalier à l’horizon lointain où la miséricorde de Dieu est plus grande que la miséricorde des humains, je me sens faible. Il semble que la grippe m’aie frappé. Comme d’habitude, je n’aime pas utiliser de médicaments pour m’aider à me remettre. La maladie arrive et puis s’en va comme elle est venue. Je me rétablis tout seul sans intervention car je connais ma capacité à guérir et je n’ai pas confiance dans la fabrication des médicaments. Pour préserver votre santé, vous ne devez pas faire entrer des corps étrangers que vous ne connaissez pas. Pour vous protéger des abandons, vous devez vous entourer de terres saines. J’ai la gorge sèche. Le citronnier derrière la maison m’a offert un fruit pour me faire passer mon impression de gris. 

J’ai l’impression d’être en couple avec une fille qui ne sait pas ce qu’elle veut. Parfois elle veut que nous soyons amis et d’autres fois, elle veut que nous soyons amants, même si nous restons longtemps bloqués et que les trous dans nos cœurs continuent de nous brûler. Au seizième jour de l’agression contre Gaza je me sens en zone grise, je ne suis ni en lieu sûr, ni mort.

Vendredi, le 27.10.2023 :

Vendredi, à 18h15, la séance de palabres chez ma tante s’est transformée en fosse commune. L’occupant israélien a bombardé la maison au-dessus de nos têtes sans avertissement.

Je parlais à mon oncle Adham de Berlin au moment de l’attaque de la maison. Un moment j’étais assis sur une chaise sur le toit de la maison avec ma famille. Un moment plus tard je me suis retrouvé sous les décombres. Je ne sais pas quand nous avons été fauchés. J’ai perdu connaissance pendant quelques secondes, puis j’ai ouvert les yeux. J’avais l’impression d’avoir été enterré vivant parmi des tonnes de fumée dans ma bouche. Le nuage de fumée que je voyais quand les maisons se faisaient bombarder, je m’y trouvais.

J’ai commencé à chercher qui était avec moi au moment de l’attaque : ma sœur, ma cousine, mon cousin, je les ai trouvés et j’ai appelé  mon amie Rif en Jordanie et mon oncle pour que le monde soit au courant de cette attaque barbare. Je suis descendu l’escalier dix minutes plus tard dans un nuage de fumée après que mon frère ait appelé du rez-de-chaussée pour nous m’informer que la voie était libre. Nous sommes descendus au rez-de-chaussée et avons vérifié la présence de tous dans la maison. Tout le monde a dit oui sauf mon père. Nous avons commencé à appeler et à creuser partout jusqu’à ce qu’il entende notre voix. Nous avons commencé à transporter des débris avec nos mains et nos corps brisés pour le faire sortir, les voisins sont accourus nous faire sortir de la maison car il était probable que nous allions être bombardés à nouveau, comme c’est leur habitude sur toutes les maisons. On s’en fichait et nous avons passé une heure à creuser et déblayer les décombres à mains nues jusqu’à le faire sortir. Tout le monde a pris la décision en un instant : on ne sortira pas sans lui car on le sait très bien les secouristes ont peur de la nuit et les ambulances ne fonctionnent pas, et personne ne viendra à lui avant quelques jours en raison du grand nombre de victimes chaque jour.

Nous avons amenés les femmes chez le voisin. Nous avons porté mon père sur la civière et l’avons emmené directement aux urgences de l’hôpital Al-Shifa. À l’hôpital, ils ont prodigué les premiers soins pour une fracture au pied droit et à la main gauche.

Mon père est resté plus de trois heures après que nous l’ayons sorti des décombres sur le sol de l’hôpital sans rien sous son corps pour alléger sa douleur. J’en suis devenu fou et j’ai pris ce que je pouvais prendre autour de moi, parfois par la force et parfois en douceur, pour le soulager. Après plus de cinq heures, nous avons obtenu un matelas pour alléger sa douleur. Au bout d’une heure, il a reçu des points de sutures sans anesthésie à cause du manque de matériel médical et parce que l’anesthésie est réservée à des cas plus sévères que le sien.

L’hôpital Al-Shifa est plein de monde partout, dans les rues, dans les ruelles arrières. Beaucoup ont fui pour se réfugier à l’hôpital, beaucoup de blessés, beaucoup de morts sont au milieu d’une tente dans la cour de l’hôpital. On sent leur odeur à chaque seconde. A l’intérieur de la tente il y a un plateau, un plateau de morceaux de corps, des morceaux de corps d’enfants de Gaza dans un grand plateau.

Le lendemain, ils ont transféré mon père à l’hôpital européen pour lui faire opérer le pied et la main. Après le deuxième diagnostic, nous avons appris que son œil gauche présentait une hémorragie interne, une déchirure de l’iris et une luxation du cristallin. Trois jours sans diagnostic clair de son état, et le lendemain l’opération doit avoir lieu. La main peut avoir un problème nerveux. Le pied aura une plaque. Le fémur aussi théoriquement.

Je m’appelle Issam Hani Hajjaj de Gaza. J’ai quitté ma maison à al-Shujaiya avec ma famille avant qu’elle ne soit bombardée, pour me rendre chez ma tante dans le quartier de al-Zaytoun, et la maison de ma tante a été bombardée sur nous. Je m’appelle Issam de Gaza. J’ai été blessé à la tête et à l’épaule droite. Je n’ai pas encore été examiné car je suis capable de bouger et parce qu’il y a des gens qui sont blessés plus sévèrement que moi. Mon frère s’appelle Ahmed. Son dos a été brûlé. Le nom de ma sœur est Shaima. Elle a miraculeusement échappé à la mort et s’est blessée au pied. Le nom de mon cousin est Ahmed. Il a 8 ans et sa tête a été blessée. Ma tante m’a dit toute une nuit : « Appelle cette histoire le cimetière de la vie, Issam » et ensuite nous avons miraculeusement survécu à ce cimetière … Nous sommes revenus à la maison le lendemain matin et nous l’avons vue, la maison, alors nous avons compris que nous étions des miraculés en sursis grâce à Dieu.

Dimanche, le 29.10.2023 :

Un jour après que la maison ait été bombardée sur nos têtes, j’ai pensé que j’allais écrire sur ce qui s’était passé, puis je me suis dit que rien ne décrirait ce qui nous était arrivé et que mon sentiment de trahison serait écrasant, d’avoir trahi toute la peur, les cris et la mort, en les réduisant à quelques mots. Ce serait trahir ces sentiments.

Il fallait bien que l’un de nous tienne le coup et ne pleure pas. Je sais que pleurer est une miséricorde, mais il n’y a pas le choix. La vie vous impose parfois ce que vous ne pouvez pas supporter. Tout le monde a pleuré et quand mon tour est venu, j’ai retenu mes larmes comme si j’étais mon propre geôlier.

Le troisième jour après le bombardement, j’aurais aimé pleurer comme tout le monde, j’aurais aimé tout trahir et verser mes larmes. Tous mes sentiments piégés, coincés dans ma poitrine. Les cris de mes frères et de mes sœurs. Le regard de ma sœur quand elle a dit à l’ambulancier que mon père était sous les décombres, qu’il vienne et qu’il le sorte. Les pleurs et les cris de ma mère pour mon père. Les regards hagards, le tremblement de leurs mains et tous les gestes avec lesquels nous nous sommes rassurés.

J’aurais aimé pleurer si fort à en oublier qui j’étais.

Lundi, le 30.10.2023 :

Une femme crie aux patients de l’hôpital, elle supplie qu’on lui avance la date de son opération, une pause de plaque à la main gauche.

Mon père n’a toujours pas été opéré. Trois jours après le bombardement de la maison sur nos têtes, il a besoin d’une intervention chirurgicale. L’infirmière lui a demandé de jeûner, pour préparer l’opération, il y a deux jours.

Je suis allé chez le médecin et je lui ai demandé la date de l’opération. Il m’a dit, je ne connais pas la date exacte de l’opération de ton père, ce sera peut-être dans une heure, peut-être demain. Le nombre de blessés augmente à chaque instant et nous arrêtons les opérations pour les urgences. Une autre infirmière dans le couloir plus loin a déclaré au personnel médical :  » S’il n’y a pas d’anesthésiant pour les patients, je ne travaillerai pas. Je ne veux pas torturer les gens. « 

70 cas de fractures nécessitent la pause de plaques chaque  jour, et ici chacun attend son tour. Cet endroit ressemble à une morgue qui ferait la course pour avaler le plus grand nombre de tonnes de chair.

Les infirmières et les médecins sont devenus distants. La froideur des réponses aux questions des patients est douloureuse. Le peuple palestinien vit un état dénué d’âme, un état de grisaille. Vous voulez pleurer mais vous ne le pouvez pas, et en même temps, vous ne pouvez pas vous effondrer.

Depuis trois jours je n’ai pas mangé de pain, jusqu’à aujourd’hui. L’hôpital ici est loin du centre de Khan Yunis et les patients ont besoin d’une alimentation saine. Il y a quelques jours, l’armée a menacé de bombarder un restaurant au centre de Khan Yunis parce qu’il donne de la nourriture aux gens gratuitement.

Mon père dit qu’il ne veux prendre la place de personne. Si l’opération a lieu aujourd’hui, il continuera son jeûne. Si c’est demain, il rompra son jeûne avec des biscuits en attendant.

Encore une fois, j’ai l’impression de trahir tous ces sentiments en écrivant sur ce sujet car c’est plus fort que d’écrire, il suffit de crier.

Publié le 11/11/2023, dans Gaza, et tagué , , . Bookmarquez ce permalien. Poster un commentaire.

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